Né à Sabadell (Catalogne) en juillet 1948. Poète depuis 1964, il a publié une vingtaine de recueils de poésie et collabore régulièrement dans la presse en général et dans des revues littéraires.
Il a traduit au Catalan Paul Valéry, Jules Renard, Philippe Jaccottet, René Char, Claude Beausoleil, Denise Desautels, Nicole Brossard, Marguerite Duras, Danielle Collobert, Christian Bobin, Diane Régimbald, Alphonse Rabbe, etc.
Il a dirigé entre 1970 et 1974 Sala Tres, un espace dédié à l’Art Contemporain et Les edicions dels dies (1980 – 1986).
Il est fondateur de Cafè Central qu’il dirige depuis 1989—une autre maison d’édition au service de la poésie.
De La lenteur, la durée (traduit par Mireia Porta i Arnau). ILC. Barcelone: 2003.
Giorgione
La main tremblotante il tâte
le gris qui affleure sur ses tempes :
il a du mal à se reconnaître
dans ce visage flétri
–des cernes sous les yeux
et le regard comme arrêté
sur des jours révolus–
que le miroir dédouble, infatigable.
Les souvenirs, soudainement, retentissent
comme des pas irréguliers dans une nef vide.
Un ancien désir lui revient. Un arbre
semble naître dans son intérieur,
et il sent étaler son puissant ramage
au-delà de lui même :
corps, peaux jeunes, lèvres…
Bribes d’amour
que les oiseaux du temps
picorent.
II
Le vent à peine s’il secoue
les peupliers du ruisseau. On dirait
que le temps s’est arrêté, le battement
continu de la vie, la mémoire
des paroles.
La nouvelle
journée se lève, et petit à petit
se déploie un drap de lumière
qui retourne le souffle au monde :
ce silence insupportable,
cette quête sans réponse.
Rome
J’aurais dû me lever pour allumer
la lampe, avant que la pénombre
n’ait envahi la pièce : il s’est fait tard
tout en lisant les élégies de Goethe,
le rêve du vœu pur d’éternité,
l’amour débridé qui revient chaque soir,
l’or des jours retrouvé en fin d’été.
Entre les fentes de la persienne
je perçois un paysage peuplé de statues,
de galeries par où transite
l’esprit du temps.
Maintenant je comprends le marbre :
je réfléchis et je compare.
La lenteur, la durée
Alors tu partirais de Greifswald, à pied :
les tours de Saint-Nicolas et de Saint-Jacques
voilées derrière une housse bleue, lente ; le soleil blafard
de la Poméranie ; la lumière malade de midi
éparpillée par les prairies fraîchement fauchées ;
l’odeur de foin ; le poussiéreux vent du Baltique.
(Ce paysage intérieur qui a été peint
rien que pour toi, la nature –maintenant–
te le rendrait, reproduit mentalement.)
Tu marcherais le long de l’étroite lande, loin des villages,
tu éviterais trop de contact avec les gens. Assis
entre des touffes de pervenches jaillies du sable blanc,
tu repenserais une strophe d’Scardanelli.
La lenteur, la durée. La recherche.
Tu habiterais la paix de la vie étendue.
Tu espérerais sans rien espérer – ou le néant.
V
Observe, médite avant de faire.
Pas tellement sur l’action mais
sur l’essence même de l’écriture.
Tais-toi –goûte le silence– pour dire.
De la branche tu apprends la sérénité.
Jusqu’à devenir toi même (la) branche.
VI
Midi extrême :
bruissement de silences.
Derrière la haie de cyprès
la maison vide.
VII
Après la pluie
pas de raison, pas d’action.
Rien que le trait éphémère
d’une écriture
qui imite le silence.
VIII
Comme de l’or qui se répand, la lumière
transporte l’air désert
du crépuscule, pouls de souvenirs. Tu écoutes
les silences de Webern, la pure
voix de l’absent. Avec un crayon de pointe
fine tu veux retenir celui-ci maintenant
qu’il te semble éternel, tu essaies
d’habiter des endroits que les mots
ont déjà abandonné.
Et ne voulant suivre aucun chemin
petit à petit tu en perces un de nouveau.
IX
Des martinets fêlent le silence,
cet air transparent
de l’été qui se pare.
Quiétude ineffable.
Il n’y a plus rien
qui soit à toi
–nulle part–
sauf ce dévoiler (toi-même)
quel moi as-tu été
parmi tous ces mois
que tu croyais être.
X
Dénude-toi : éveillé tu comprendras
la lumière, l’abstrait, cette
écriture –pain de faim–,
l’extrême savoir.
Tandis que le néant
est encore le nom du néant.
XI
ce silence
qui n’est même plus parole
ce poème
qui est un non-dit
ce même pas néant
XII
si le vent ni même le vent ne déplace
si tout est bien rien
si le minimum commence à être excès
De Haute-Provence (traduit par François-Michel Durazzo). Les éditions des Forges. Trois Rivières (Québec): 2009.
la vérité sans maison
itinéraire de la conscience – cette écriture
dire la difficulté d’être – de l’être
écrire le conflit d’écrire
exiler toute tentation de mimesis
seul – le mot nu qui dit le silence
écrêter le poème – à peine
se dessaisir – désapprendre
chercher l’essentiel de l’essence
renoncer à la clarté pour être diaphane
comprendre que la profondeur réside à la surface
ne pas faire le poème car le poème est là
ne pas dire la lumière pour que la lumière existe
l’immobilité – pour faire tout cela
créer une langue autonome – intraduisible
chercher des confluences – éviter les influences
la lenteur – la durée
le mot – le vide
dans le grand silence de la forêt – dans la lumière blanche de la pierre
I
Le son des heures percutant
le silence blanc du papier.
Pure interrogation
sans réplique possible.
II
Midi ardent : molle
volée de cloches, pluie
de bourgeons d’acacia.
Seule l’invisible lumière
rend visible le monde.
III
Décrire la langueur de l’après-midi,
l’obscur abîme de la peur,
dire la solitude que voile le monde,
les eaux
amères de l’origine.
IV
Imperceptible bourdonnement
d’insectes sur le sable
des yeuses.
Comment retenir
cette musique de l’âme ?
V
Le silence dévorant de la parole
et l’ombre silencieuse de l’absent :
langues de feu, rumeur
de l’air dans l’air.
Le voile du temps
se déchire.
VI
Chemin solitaire de lavande
et de romarin fanés :
la paroi capture le reflet
du silence, le lierre évoque
la possibilité du mot.
Froide
lumière de lune.
VII
Nuit de la Saint-Laurent
en avril : comme une étoile
errante
le poème.
VIII
Le dire
c’est peu à peu approcher
la limite.
Il y a des mots, mais,
pour dire l’absent ?
IX
Aucun mot ne peut dire le silence :
le parfaire, à peine.
Écoute
sa voix indéchiffrable.
X
Abyssal itinéraire vers
l’origine du néant :
essaie de le parcourir.
Jusqu’où meurt toute chose.
XI
La lumière s’arrête au-dessus
du roncier :
elle bourdonne.
L’ombre
redouble le silence
de l’absent.
Tant de nuit,
cette attente
sans attente.
Ce vivre
qui s’écoule
et se dévore.
XXI
Le poème t’habite
depuis toujours.
Tu l’écris
tu le vides de mots
pour loger le silence.
XXII
Musique du poème
musique de l’idée.
Un poème est toute
l’œuvre :
ton œuvre
qu’écrivent
tous les je
qu’il y a en toi.
XXIII
Que le poème soit
un peu ta révélation, un éclair
qui aveugle l’instant :
juste
pour percevoir l’absent.
Obscurité, immobilité : futur antérieur.
Rien ne sera plus comme avant :
cet imperceptible changement.
Un feu intérieur te dévore :
la soif de devenir l’autre
d’être l’autre.
XXVII
Le trait et son ombre.
En extraire l’ombre :
le poème, l’exil.
XXVIII
Ce silence :
ombre épaisse, miroir sans fond,
forme pure et sans forme.
Ce mourir
en vivant.
Cette détresse.
Newgrange
Des signes pierre disent
l’au-delà sans le dire
le tumulus cache un rayon de lumière
qui une fois par an
un instant
rend visible l’intérieur
les âmes qui habitent
la mémoire des (a)dieux
seule la chambre de la mort
peut accueillir la lumière
seule la lumière peut dire le monde
le parfaire chaque jour
comme en proie à un désir extrême :
inexprimable
De L’architecture de la lumière (traduit par Denise Desautels). Les éditions du Noroît. Montréal: 2014.
Préface, par Denise Desautels
On dirait un appel. Qu’on ne peut pas ne pas entendre. «La maison de la lumière» existe, c’est le titre de la première partie de ce beau et poignant recueil, et «au loin tu [la] devines». Il te faudra d’abord te rendre jusqu’à elle, voir le jour se lever et sentir bouger autour de toi d’«absentes présences». Il te faudra t’y attacher, surtout en retenir la lumière. Car celle-ci ne se donne pas facilement bien que l’autre, celle du poème, «cache les ténèbres», porte en elle l’étrangeté «d’un ailleurs / dont tu ne sais rien». Car, surtout, tu portes en toi une mémoire, ta propre et vaste étrangeté.
Te rendre jusqu’à la lumière. La rejoindre. T’y fondre. Et que «les mots du silence» s’y dissolvent. Que le poème y advienne. Que le poème soit lumière. Dure et cependant essentielle — tu ne la fuiras pas, au contraire —, celle qui t’apprend à «douter de tout», à «habiter le néant» et à «entrevoir seulement ton vide»; celle qui te fait écrire, comme on résiste, comme on lutte, poser ardemment sur le papier les mots «vide», «rien», «néant» ; celle qui te fait continûment marteler, pour en chasser jusqu’à la plus lointaine image incrustée en toi, «le silence de dieu», «la voix du dieu absent»; celle qui forcément te garde vivant, sans cesse aux aguets, observant «le brin d’herbe», écoutant «le son du papier qui tombe», désirant «saisir» et «comprendre» le sens d’un monde «sans ciel» où «les mille et une lumières de l’univers // ne sont qu’une lumière».
Une fois posée cette «architecture», et avec elle la nécessité affirmée de l’écriture, quoi qu’il advienne, posé aussi cet univers sans dieu, le monde s’ouvre, immense et douloureux, devenu soudain lisible, malgré ce que tu en dis dans «Le lieu du regard», et ce, grâce à la lumière qui irradie de ton écriture tantôt concise, tantôt ample. D’une lisibilité qui n’a rien de primaire, dans laquelle ni la complexité du monde ni notre rapport tumultueux au monde ne sont résolus ; qui exige de nous, lecteur et lectrice, une lucidité et une sensibilité disons… accueillantes. On est entré dans «L’air de la solitude», la seconde partie du recueil où alternent, avec audace et rigueur, poèmes en prose et poèmes en vers. Comme s’il s’agissait d’ajuster ta voix, ton souffle au rythme des paysages et des êtres ; de leurs blessures aussi. Or, malgré son titre, on ne t’y retrouve pas seul. L’espace ici (de Cobh à Gorramendi, à Looren, à Rome, à Venise, à Biblos, entre autres) et le temps (de Parménide à aujourd’hui) sont vastes et les accompagnements, nombreux, tant dans les exergues (Maria Zambrano et Edmond Jabès) que dans les dédicaces (Ramón Andrés), que dans les titres («La Tour» et «Caravaggio»), que dans les poèmes eux-mêmes (Giovanni Bellini, Alejandra Pizarnik et Alicia Casadesus). Absolument nécessaire à tes côtés, cette communauté d’artistes, de peintres, de musiciens, de poètes qui en connaissent long sur la douleur et que tu as sans doute choisis avec soin pour t’aider — nous aider, car ton «tu» va bien au-delà de toi, intimement nous concerne tous et toutes — à traverser «cette nuée de silences», «ce néant / que tu regardes, qui te regarde », « silence tranchant » du « dieu de silence » ; te permettre, avec pourtant «un vide insondable à l’âme», d’inscrire dans le dernier poème cette phrase porteuse d’une lumière franche, étonnamment rassérénante bien que l’univers soit — et ce fait est irrémédiable, nous le savons — sans dieu ni ciel : « Le poème, la voix même du poème — non pas point final mais ouverture. »
Sublime façon de reformuler aujourd’hui l’éblouissant «Il faut imaginer Sisyphe heureux».
I
tu avances à l’aveugle — en bordure
tu traverses chênaies garrigues marais champs de blé
une allée d’ormes — un chemin d’air
les eaux sombres de la mémoire
un silence affolé
au loin tu devines une clairière radieuse
— la maison de la lumière
tu crois être revenu au lieu d’où tu es parti
et plus tu t’en approches plus il s’éloigne
II
première heure — première lueur
des formes lointaines bougent dans l’air
absentes présences — avide race prophétique — murs de silence le délire du tremblement
un frémissement résonne dans le nid des vipères
V
à cette heure
de pins clairs et tendres
de rochers abrupts et de chemins boisés
la lumière te semblait pur reflet de l’enfance
VII
la lumière traverse toute frontière — approche la limite s’égare — non pas ailleurs
mais en toi
IX
des gouttes de rosée
sur un fil d’acier se posent
absences évoquées — traces d’anciens silences
XI
la dérive du temps sans mémoire
du temps de la fuite des dieux
l’écriture — contre l’étrangeté de vivre contre la mort ajournée
XVIII
la voix du dieu absent
ce vide qui demeure
vraisemblable
XXII
ce souffle
qui n’est plus
ces poèmes
que personne n’a écrits
Les lunettes de Parménide
Le paysage s’estompe dans un ailleurs lumineux, au loin, derrière les montagnes bleues.
Pour y arriver –dit-on– il faut gravir quatre cent quatre- vingt-dix marches sculptées il y a très longtemps : plaie béante qui persiste dans le granit, comme un cri expiatoire.
Face à cet horizon, tu observes le raccourci qui semble mener au sommet. Tu sais que ce chemin est le vrai, mais pas le seul, et tu sens ton cœur battre devant le piège des sens, devant un je qui meurt à chaque fois parce qu’il a hâte de découvrir le fond des énigmes, d’abandonner les ruines de tant de certitude.
Être et penser –dit-on– ne font qu’un, et sont tout. Et ne sont rien.
Ce monde imaginé sans prémisses divines.
Looren
Dans le non-souvenir demeure le souvenir
comme la forêt survit dans le bois qu’on empile
le pré dans l’odeur du foin à peine fauché
et le lac dans le brouillard qui frémit à sa surface.
La vieillesse cache le portrait de la jeunesse
tel un mot voile le sens d’un autre mot.
La splendeur de l’horizon expose le poème
dans la forêt. Clair-obscur entre le dit et le non dit.
Chacun rêve ses propres rêves, mais notre vie
n’est peut-être que le rêve de quelqu’un d’autre.
Orazione nell’orto (Giovanni Bellini)
Le jardin — nu, dénué de rhétorique —
occulte le mystère de tant de solitude.
Le sommeil finit par vaincre le rêve.
Cendres — après la flamme. Cendres — après la lumière,
après l’intention.
Tout en attendant l‘hôte innombrable.
Biblos
Ces pierres aux inscriptions énigmatiques, illisibles, ces cyprès, là, bien avant que tu les découvres, tout demeurera quand, même ton souvenir, ce sera effacé.
La brume chaude de l’après-midi, le parfum de la sève, les bourdonnements d’insectes : ce qui maintenant éveille les sens restera gravé dans ta mémoire — un livre aux pages odeur de miel que la brise marine de la nostalgie feuillettera à rebours.
Zattere
La lumière improbable
de ce brouillard givré — miroir qui te renvoie au premier vers.
Le jour décline.
Et la mort agrippée
aux murs lépreux — taches de lichen, des palais effondrés
guide ton écriture.
Affligé, tu vois la lumière qui engloutit à jamais
les palais –l’image des palais — et la mémoire au fond du canal.
Comme un mystère, perception et lumière se dissipent :
ces derniers bleus sans ombre.